Soukie trottait derrière Keops, les yeux emplis de bonheur. Aujourd’hui, elle était allé se promener seul avec sa mère, rien qu’elle avec sa maman. Et elle en était très heureuse. Ses deux frères étaient restés avec leur père. Le printemps était là, dévoilant les nouvelles pousses, et réchauffant l’air. Sans doute qu’il y aurait bientôt de nouveaux petits, et que Soukie ne serait pas la plus jeune. Les deux louves se trouvaient près du Ravin sans fond, le seul endroit où Soukie n’avait jamais été, à cause de l’interdiction, l’une des seules qu’elle avait respectée.

Keops ralentie pour aller se coucher sous un arbre. La louvette se blottit contre sa mère, heureuse, et ferma les yeux. Le pelage doux et le corps chaud de sa mère la protégeait, elle était bien, là, avec sa maman. Le bonheur de la vie prenait tout son sens en un tel instant. Pourtant, sa mère se leva d’un bond quelques instants plus tard, laissant Soukie rouler sur elle-même avant de se rétablir, et de voir sa mère grognant, avec en face d’elle, un gigantesque ours.

D’habitude, ils n’attaquaient pas les loups, mais sans doute avait-il eut des petits récemment. Soukie, par instinct, se camoufla, se rendant invisible au milieu du paysage, tandis que Keops bondissait en grognant sur l’ours. Les deux adversaires poussaient des cris, tentant tout pour toucher l’adversaire. Bientôt, ils furent face à face, tournant comme des prédateurs, ne se lâchant pas du regard. Soudain, Keops s’élança, et bondit sur l’ours, le mordant à l’épaule. L’animal glapit, et s’éloigna en titubant. Soulagée, Soukie voulut se précipiter vers sa mère. Grave erreur. L’ours la vit. Trop près pour qu’elle ne puisse prendre le risque de courir vers sa mère.

Cette dernière poussa un terrible grognement, et se jeta contre l’ours, qui se dressa sur ses pattes et le saisit à la gorge. Tandis qu’elle mordait de toutes ses forces, l’ours titubait en essayant de la faire lâcher prise. Ce n’est que là que Soukie aperçut le ravin. Derrière l’ours. Les deux rivaux s’en approchaient sans même sans rendre compte. La louvette hurla le danger à sa mère, mais ce fut trop tard. Dans un ultime effort pour se débarrasser de son adversaire, l’ours se secoua tout entier, trébucha, et tomba en arrière.
La louvette se précipita au bord du gouffre en criant :

« Maman ! »

Mais le ravin était tellement profond qu’on ne distinguait rien au fond. Courant au bord, Soukie chercha un passage, n’importe quoi pour descendre. Les larmes coulaient sur ses joues, de peur. L’instinct d’un petit voulant rejoindre sa mère sans pouvoir le faire était déchirant. Bientôt, la louvette trouva un passage escarpé, descendant abruptement le long de la paroi. Elle s’y engagea, sans plus faire attention, trébuchant, faisant rouler des cailloux. L’apprentie ne savait pas ce qui se trouvait au fond, quelle sorte de danger. Ce qu’elle savait, c’est que sa mère se trouvait en bas. Tout en descendant en courant, elle ne cessait de crier, d’appeler :

« Maman ! Maman ! »

Bientôt, elle se prit la patte dans un trou, et roula jusqu’en bas. Ne prenant même pas le temps de souffler, elle se redressa, et se précipita. Bientôt, elle avisa une masse sombre ; l’ours, du sang coulant de sa gorge écorché, et à côté, une masse grise, plus petite, inerte. Les larmes redoublèrent d’intensité, mouillant le museau et le pelage de la louvette. En courant, elle se rendit près de sa mère. Posant ses deux petites pattes avant sur l’épaule de Keops, elle pleura :

« Maman réveille toi ! S’il te plaît ! »

Mais rien n’y fit, il fallait se rendre à l’évidence. Sa mère ne serait désormais plus là pour elle, sa douce odeur, sa voix, son pelage, plus rien ne serait jamais là. Soukie se recroquevilla contre sa mère, pleurant toutes les larmes de son corps, perdue, anéantie par la perte d’un être cher…

[Ce n'est pas parce que je suis admine que j'ai le droit à un traitement de faveur ]

Soukie se sentait perdue, comme si on lui avait arraché la plus gros partie de son corps, comme si c'était un songe, comme si on l'avait assommé. Peut-être n'était-ce qu'un rêve, peut-être que Keops se réveillerait bientôt ! Mais non. C'était impossible, parce que c'était bel et bien réel. Comment expliquer la vie à une petite louvette de 6 Lunes qui vient de perdre sa mère ? Les yeux fermés, l'apprentie ne bougeait plus, voulant rejoindre sa mère, ne souhaitant rien d'autre que de la revoir.

La louvette ne prêta même pas attention à la louve qui descendait. Peu lui importait d'être attaquée, mangée, blessée, du moment qu'elle pouvait revoir sa maman. Mais non. Ce ne fut rien de tout ça. C'était Héméra, une louve de la Meute, justement. Soukie était parfaitement incapable de lui raconter, parfaitement incapable de dire quelque chose. La douleur était tel qu'elle ne pensait plus à rien, juste à sa mère. Rien d'autre. Comment se dire que c'était fini alors que ça venait à peine de commencer ? Comment était-ce possible d'imaginer le reste de sa vie sans celle qui vous protégeait, qui vous consolait, qui vous chérissait, et que vous aimiez plus que tout ?

Héméra vînt se coucher près d'elle, puis déclara après un moment, d'une voix douce :

- Ta maman était une louve très brave. Elle a été rejoindre les Ancêtres pour que tu puisse vivre. C'est un ultime cadeau qu'il te faut accepter. Ça ne sera pas facile, et même si tu pense que je ne le peux pas, je te comprends mieux que personne. Prends tout ton temps et quand tu sera prête, il faudra rentrer annoncer la nouvelle aux nôtres.

Ces mots firent redoubler les larmes de Soukie, non parce que c'était voulu, mais parce que cela signifiait que Keops était belle et bien morte, et qu'elle ne reviendrait pas. Son corps était déjà froid, l'odeur se dissipait déjà, laissant place à une drôle d'odeur, une odeur inconnue, qui faisait frissonner Soukie. A n'en pas doute, l'odeur de la mort. Cependant les mots de la louve la réconfortait. Se jetant entre les pattes d'Héméra, la louvette enfouit son museau dans les poils doux du poitrail de la louve, sans se soucier de ce que celle-ci penserait. Ce n'était pas comme être blotti contre sa mère, mais c'était mieux que rien.

Les larmes s'asséchaient peu à peu, laissant quelques traces sur le poil, une larme roulant encore de temps-en-temps. Il fallait s'en aller, maintenant. Mais comment se décider à abandonner là la seule chose matérielle qui vous rappelle votre maman ? Cependant, il fallait se fier à ce qui lui restait, sa Meute, Héméra, et laisser Keops partir avec les ancêtres.

Si ce que lui racontait sa maman quand elle était petite, le Kô et les Ancêtres viendrait bientôt chercher la louve, l'emmenant avec eux pour toujours, ne laissant sur terre que son corps inanimé, vide de tout esprit ou de toute âme. Juste une masse d'os et de poils. Alors, Keops continuerait de vivre, parmi les ancêtres, là haut. A ce qu'on disait, la vie là haut était agréable, et douce, il n'y avait plus aucune souffrance, mais comment en être sur ? Là encore, il fallait remettre sa confiance dans les croyances de toutes les Meutes.

Mais comment faire confiance à quelqu'un quand il s'agit de l'être le plus cher à vos yeux ? Levant son museau détrempée vers Héméra, la louvette déclara d'une voix tremblante de chagrin :

- Elle sera bien, là haut, n'est-ce pas ? Est-ce qu'elle me verra encore ?