Une immensité glaciale, balayée par un vent violent. Mon pelage se soulève, et l'air glacial s'y infiltre, mais je ne sens rien. Depuis bien longtemps. Je suis insensible. Même le froid ne peut percer ma carapace. Je suis Kygan, Loup oublié de Tous, Loup Brisé. Pourtant, je sais n'être pas seul à errer dans ces Montagnes, dans ces coins isolés où la Nature a toujours le dessus. Je sais que d'autres sont là, par choix, ou parce qu'ils n'ont pas d'autres issues. Moi je l'ai choisis, en attendant que la mort vienne me chercher. Mais elle ne viendra pas tout de suite, je le sais. Je suis bien trop jeune. Et mon instinct m'empêche de me laisser mourir. C'est là le cruel aspect de la vie. Ne pas y tenir, mais pourtant ne pas pouvoir la lâcher.

Alors je marche. Je marche pour oublier. Je marche pour me souvenir. Ces horreurs que j'ai vu. Ces bonheurs que j'ai vécu. Tant de paradoxe en si peu de temps. Une fraction de seconde qui brise toute une vie. Je ne sais pas ce qu'est devenue Irlande. Je ne sais pas ce qu'est devenue ma Meute. Et mon frère capturé par ces Hommes. Mais je sais qui je suis. Je suis Kygan, Loup Oublié de Tous, Loup Brisé.

Je ne me suis pas trompé. Je ne suis pas le seul à errer ici. La preuve en est, alors que je me trouve dans une immensité glaciale, un loup me dépasse. Plongé dans mes pensées, je ne l'ai aps entendu. Pas senti non plus. Il aurait pu me sauter dessus sans que je m'en aperçoive. Mais qu'ai-je à perdre ? Rien. Absolument rien. C'est ce qui forge mon caractère. Je ne crains plus rien. Je n'ai plus peur de rien. Pas peur de la mort, pas peur de perdre ma raison d'exister, puisque je n'en ai plus, pas peur de ce qu'il va advenir. Rien ne m’importe plus.

Il s'arrête. Je l'observe. Je l'ai déjà vu. Ce pelage typique, cette petite taille, cette odeur. Je ne peux pas me tromper. C'est l'ancien Alpha des Shadow, compagnon de cette louve nommée Alaska que tous ont tant redouté. Mais je ne l'ai pas connu. Je ne la crains pas, pas plus que lui.

- Tu semble aussi brisé que moi, jeune loup, mais je doute que tu sois ici pour les mêmes raisons que moi. Que fais-tu ici, loup de la meute de feu ?

Pourquoi tant de questions ? Pourquoi à chaque fois ? A chacune de mes rencontres, je me dois de parler. Mais je n'ai rien à dire. Pourtant, ce loup m'intrigue. Ou plutôt, ce qu'il déclenche en Moi. Un frémissement m'a serré le ventre quand il a parlé. Fulgurant, mais intense. Comme si je venais de bondir. Mais je ne laisse rien paraître.

« En quoi cela importe t-il ? N'ai-je pas le droit de marcher là où me guident mes pas ? Tu semble errer comme Moi. Tu n'as pas plus de destination que je n'en ai. »

Encore un frémissement, plus long cette fois-ci. Mes flancs se contractent un instant. Mes pupilles se dilatent très brièvement. Pourtant, je me retrouve essoufflé, le cœur palpitant, sans avoir rien fait. Qu'est-ce encore que ceci ?

[A la prochaine réponse, je fais venir ta chère et tendre, si ça te va ♥]

« Tu as raison jeune loup. Tu es libre d'aller ou tu veux, pardonne la curiosité d'un vieux loup fatigué qui n'attend plus rien de la vie. »

J'ai l'impression d'être déchiré de l'intérieur. L'unique larme qu'il a versé lorsqu'il a levé la tête m'a brisé encore un peu plus. Elle trahit toutes les souffrances qu'il porte, lui aussi. Mais les miennes semblent bien futiles à côté. Je ne sais quel est son passé, comme je ne sais quel sera mon futur, mais je sais une chose. Il n'attend pas plus de chose que Moi de la vie. A la façon qu'il a de regarder le ciel, je sais qu'il a perdu quelqu'un, lui aussi. Et qu'il est incapable de survivre seul.

Je sens ma colonne vertébrale parcouru d'une décharge. Comme si quelque chose approchait. Je sens cette énergie, caché en Moi depuis des années, qui n'est jamais sorti. Je la sans prête à m'envahir. Je ne sais ce qu'elle est, ni ce qu'elle fera. Mais elle vibre en moi, et me fait vivre un peu plus. J'ai désormais l'impression que l'avenir s'est éclaircit. Comme si le soleil venait seulement de se lever. Comme si j'errais dans la nuit depuis des lunes. Mon fardeau pèse un peu moins lourd. Mon Chagrin se terre. Et mes yeux brillent d'un nouveau feu. Je ne suis plus seul. Je suis deux, désormais.

Il y a longtemps que je suis là, désormais. Je ne suis plus tout à fait la même. Ma vie,si s'en est une, est plus légère. Elle est différente. Je n'ai plus à me soucier de ces épreuves qu'elle nous impose. Je n'ai plus de fardeau à porter, je me sens bien futile. Mais j'ai Kilio avec Moi. J'ai Nebraska, et Sidka. Tant de loups que j'ai aimé. Tant de loups que j'ai retrouvé. Tant de loups que j'ai rejoins, désormais. Je ne suis plus Alaska. Je ne suis plus une. Nous sommes les Ancêtres, et nous guidons les pas de nos descendants. Ceux qui continuent d'écrire l'Histoire à notre place. Ceux qui ont tournés la page. Ceux que nous avons aimés, et que nous aimeront toujours.

Je ne peux décrire ma vie ici. Je ne vois pas. Je sens. Comme on sent un courant d'air, ou un filet d'eau. Comme on sent la terre sous ses pattes ou la chaleur sur son dos. Mais personne ne pourra comprendre tant qu'il ne sera pas venu. Seulement, on ne peut repartir. Et même si nous le pouvions, je crois qu'aucun d'entre nous ne le souhaiterait. Nous avons écrits notre Histoire, façonné nos destins, et il ne nous reste rien à faire. Nous avons tous le sentiment d'un devoir accomplit. Et le temps ici est différent, il ne passe pas comme il est toujours passé. Il ne compte plus.

Pourtant, je sens ce courant d'air. Cette sensation si étrange qu'elle m'inquiète. Je ne l'ai jamais sentie auparavant. Comme si j'étais aspirée, comme si je m'éloignais de tout. Et je ne peux rien faire. Cela ne dure qu'une fraction de seconde, mais j'ai le temps de m'en rendre compte. Et puis, tout change.

Je sens l'air froid sur mon dos. La neige sous mes pattes. Mais ce n'est pas une illusion. Je ne comprends pas bien ce qu'il m'arrive. Je suis avec deux loups, et je suis vivante. Ou du moins, j'ai quitté l'endroit qui était mien depuis quelques Lunes. Il y a un loup à côté de Moi. Gris, les yeux verts d'eau. La tête penché repliée vers les bas, je vois ses pupilles dilatées. Je vois ses flancs se contracter violemment, son souffle court, ses pattes tremblantes.

Je vois, et je sens. Je sens cette présence que j'ai côtoyé si longtemps. Et rien n'importe plus que cette présence. Il est là, lui que j'ai abandonné, lui que je n'ai pourtant jamais cessé d'aimer. Il a la tête levée vers le ciel. Il ne m'a pas encore vu. Je sais à quoi il pense. Je sais ce qu'il ressent. Cette larme que j'aperçois sur son museau veut tout dire. Je sais ce qu'elle charrie.

Et je prend conscience de ce qu'il se passe réellement. Ce loup, gris et solitaire, m'a ramené. Je ne sais comment, ni pourquoi. Mais il m'a ramené. C'est sans doute mon unique chance de partager encore quelques instants avec ma moitié. Lui permettre de continuer sa route tranquillement. Lui ôter le fardeau qu'il porte.

Pourtant je ne dis rien. Je ne fais que sourire. Je sais que cela ne durera pas. Je sais que la mort nous rattrape tous, et que ce n'est qu'un instant de répit. Mais je n'ai aucune crainte. Aucune peur. Je ne ressent que du bonheur. Rien d'autre ne vient troubler la clarté de mes pensées. Mon pelage est éclatant, et mes yeux toujours aussi vif. Car je suis, et je resterais toujours, Alaska, Alpha des Shadows, Louve des Neige.

Lorsque mon regard croisa le sien, mon Cœur s'arrêta un instant. Une fraction de seconde. Tant de fois. J'avais vu ce regard tant de fois, et pourtant, aujourd'hui, il me paraissait autrement différent. J'étais tellement heureuse de pouvoir le recroiser à nouveau. Pourtant, cela ne dura qu'une fraction de seconde. Il détourna le regard. J'eus peur. Il me rejetait. Il m'en voulait. Mon Cœur se serra. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Je l'avais abandonné. Mais pas instant la tendresse que j'avais pour lui ne s'était altéré. Pas un instant je n'avais regretté. Pas un instant je n'avais cessé de l'aimer. Et cela ne changerait pas. Qu'il ne veuille pas me voir ne changerait pas mon Cœur.

« Je te demande pardon, j'ai échoué, je ne suis qu'un moins que rien, je ne mérite même plus de poser les yeux sur toi...»

Je fermais les yeux un instant. Le son de sa voix m'était tellement familier. C'était comme une renaissance. Et ses paroles me rassuraient secrètement. Il m'aimait encore. Mais il avait encore mal. J'avais secrètement espéré qu'elle se refermerait. Qu'elle se ferait discrète. Mais, tout au fond, j'avais deviné qu'il n'oublierait jamais comme je l'aurais souhaité.

Je ne savais quelle énergie m'avait amené ici. Le Kô, sans aucun doutes. J'avais tant haït les Ancêtres et ce qui touchait à cette magie autrefois, qu'il m'était difficile de croire que j'avais la chance d'être encore la Bienvenue et de pouvoir bénéficier de son aide. Mais pour rien au monde je ne gâcherais cet instant. Depuis que j'avais cessé de fouler ces Terres, tout avait changé pour Moi. Le Kô était quelque chose dont, lorsque nous étions sur les Territoires qu'il balayait, nous connaissions bien peu, en réalité. Il était incroyablement plus puissant et développé que nous ne pouvions l'imaginer vivant. Une fois que nous lui rendions notre Âme pour rejoindre à notre tour les Ancêtres, certaines choses devenaient parfaitement clair. Et ce fut ces choses là qui me firent comprendre. Le loup aux yeux verts d'eau était un relais. Le Kô lui avait donné le don - ou la malédiction - de pouvoir ramener les Ancêtres quelques instants. Je ne savais pas s'il l'avait voulu, mais Moi, je n'y étais pour rien. Pourtant, j'imprimai toutes les sensations qui m'habitaient, espérant pouvoir, lorsque je le désirerai, revenir quelques instants auprès de mon compagnon.

Désormais, je savais d'instinct que j'étais ici comme je l'avais été durant des Lunes, bien vivante. La seule différence était que je ne ressentait aucune fatigue, aucune douleur, aucune faim. Je pouvais courir, chasser, me battre, rien n'y changerait. Mais je pressentais que chacun de mes gestes puisait l'énergie du loup gris. Ainsi, il me parut évident que si j'avais à me battre, ce loup gris y resterait, et mon seul lien, aussi faible et invisible soit-il, avec Whitefang serait détruit. Je devais donc préserver cette énergie et ce lien à tout prix.

Je fis quelques pas. D'un geste que j'avais fais mille fois, je touchais le Museau de ma moitié. Un frisson me parcouru. Je ne savais s'il sentait ce contact. C'était si étonnant. Pourtant, je pouvais sentir la chaleur émaner de lui. Mais aussi sa tristesse et son chagrin. Et lorsque je parlai, ma voix sonnait comme une douce mélodie, chargée d'Amour.

« Pourquoi ressasser un fardeau dont tu n'es pas responsable ? »

Du bout de mon Museau, j'allais chercher le sien pour lui relever la tête doucement, et croiser de nouveau son regard de sable.

« Ne me pleure pas. Tu n'as pas échoué. Tu as su faire de Moi quelqu'un d'autre. Tu as su me combler. Ce qui est arrivé devait arriver. Tu n'y es pour rien. Ne ressasse pas ton Chagrin. »

Comment lui demander cela alors que je l'avais laissé seul ? J'avais besoin de croire que la Tendresse que je portais dans mes Yeux suffirait à lui insuffler le courage dont il aurait besoin. Je ne savais combien de temps je pouvais encore rester, mais un coup d’œil au loup gris m'informa qu'il me restait encore un peu de temps. Pas beaucoup, mais assez pour essayer de consoler Whitefang.